fete payssane heilly

 

Il y a fort longtemps, un ménétrier (un joueur de musique instrumentale, au Moyen-Âge, on utilise plutôt le terme de ménestrel.) revenait un soir, vers minuit, de la fête d’Heilly, où il avait été jouer du violon sur la grande place.

Pour revenir chez lui à Warloy, il lui fallait traverser la grande forêt d’Heilly pendant presque deux lieues ;  cela ne l’ inquiétait guère ; il connaissait bien ce chemin pour l’avoir emprunté bien des fois déjà sans accident; de plus il était pauvre et n’avait rien à craindre des voleurs, qui s’attaquent à de tout autres gens qu’un ménétrier revenant de la fête.

C’était un soir avec une lune qui brillait dans tout son éclat.

Le ménétrier chantait une nouvelle chanson apprise depuis peu quand il lui sembla entendre derrière lui les hurlements d’un animal sauvage.

 

Il se retourna et se vit suivi par un loup énorme qui semblait prêt à se jeter sur lui pour le dévorer. loup dans les bois d'heilly

La première idée du paysan fut de fuir ; mais que pouvaient faire ses vieilles jambes usées pour le faire échapper à un animal tel que le loup ?

C’est ce que comprit le ménétrier. Il avait sous le bras, outre son violon, une grosse galette qui lui avait été donnée à la fête et qu’il avait soigneusement conservée pour la rapporter à sa femme et à ses enfants.

Il se faisait une fête de la leur donner tout entière et de leur montrer par là qu’il ne les avait pas oubliés pendant son absence, mais… le loup était là menaçant et l’homme trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de casser un morceau de sa galette et d’essayer de calmer le loup en le lui jetant dans la gueule.

C’est ce qu’il fit ; le loup mangea le morceau de galette, mais continua de suivre le pauvre ménétrier, qui marchait du plus vite qu’il pouvait sans avoir l’air de courir et de vouloir s’échapper.

Mais….

Bientôt le loup parut revenir à sa première idée de se jeter sur le vieux paysan et de n’en faire qu’une bouchée.

Il s’en rapprocha insensiblement jusqu’à ce qu’il en vînt à lui toucher les jambes du bout de son museau. Tout tremblant de frayeur, le pauvre ménétrier prit un nouveau morceau de galette et le jeta au loup un peu en arrière pour se donner le temps de s’avancer de quelques pas au devant de son redoutable compagnon de route.

Le loup se recula pour saisir le morceau de galette et ne se fit pas prier pour le manger.

Puis, en quelques bonds, il rejoignit le violoneux et se mit à lui marcher sur les talons. À chaque instant le paysan se croyait sur le point d’être dévoré par le loup, et il essayait de retarder ce moment critique en abandonnant à l’animal un nouveau morceau de la galette.

Mais ceci ne pouvait durer bien longtemps ; la galette s’épuisait, et au bout de trois quarts d’heure environ, l’homme en jetait le dernier morceau au loup affamé.

Cette fois, sa dernière espérance de salut s’était évanouie. Personne au monde ne pouvait lui porter secours à une heure si tardive, au beau milieu d’une forêt si grande que la forêt d’Heilly.

Il lui fallait se préparer à mourir, dévoré vivant par l’animal. Le pauvre violoneux fit son acte de contrition, demanda pardon au Seigneur de ses péchés, et, ayant ainsi réglé sesviolon affaires de conscience, il voulut avant de mourir jouer une dernière fois de son violon, de son instrument favori avec lequel il avait fait danser tant de « branles » et de « cotillons ».

Tremblant bien un peu, il tira le violon de son étui, qu’il jeta pour être moins embarrassé, et il commença un air triste, plaintif et doux, dicté par la circonstance.

Aux premiers sons, le loup s’arrêta, tout étonné, et se mit à trembler de tous ses membres.

Et comme le violoneux marchait toujours, l’animal se remit à le suivre en hurlant, sautant, dansant, gambadant de mille façons bizarres, qui auraient fait rire le paysan en toute autre occasion.

Celui-ci, reprenant son courage pour ne songer qu’à sa musique, tirait, pendant ce temps, des airs inconnus et merveilleux du mauvais violon dont il jouait.

On ne sait comment cette aventure se serait terminée pour le violoneux si de nouveaux acteurs n’étaient venus se mêler à la scène.

Attirés par cette musique divine et par les hurlements diaboliques du loup, des milliers de lutins, de passage en ce moment dans le bois d’Heilly, venaient d’envahir la route et se tenaient immobiles, muets d’étonnement et de plaisir. Il semblait que tous les lutins de la Picardie se fussent donné là rendez-vous pour ce soir.

Le violoneux aperçut des « goblins », des « houppeux », des « fioles », des « herminettes » de toutes formes et de toutes tailles, vêtus de toutes sortes de façons bizarres.

Le courage lui revint et il commença un air gai, entraînant, qui fit écarquiller de plaisir les yeux des petits lutins. Et comme le ménétrier continuait par une valse, lutins, houppeux, goblins, fioles se prirent par la main et, n’y tenant plus de joie, formèrent une vaste ronde autour du loup et du joueur de violon.

— Allons, Din-Don ; toi qui es le plus agile des lutins, enfourche le loup et conduis la danse ! crièrent les petits hommes à un charmant petit goblin qui n’avait point encore pris part à la ronde et qui, assis sous un noisetier, regardait avec curiosité la danse de ses amis.

Din-Don ne se le fit pas répéter ; il fit une cabriole, sauta par-dessus le cercle et retomba sur le dos du loup.

— Allons, en avant ! Balancez vos dames ! cria le violoneux, qui avait retrouvé tout son sang-froid et qui se serait cru à jouer sur la grande place du village, au milieu des jeunes gens et des jeunes filles.

— En avant, maître loup ! Hop ! hop ! hop ! cria joyeusement le petit goblin Din-Don.

Et loup et lutins se mirent à tourner, à tourner dans une danse folle, délirante. Jamais le ménétrier ne s’était vu à pareille fête : les lutins étaient si beaux et ils dansaient si bien ! Et puis il n’était pas fâché de voir Compère le Loup en si bonne compagnie !

Et la ronde durait toujours, et Din-Don frappait sans relâche le pauvre loup pour lui faire suivre la danse, et le violoneux jouait sans aucune fatigue des airs de plus en plus joyeux et de plus en plus beaux qui lui venaient sous son archet il ne savait trop comment.

Au bout d’une heure de cette danse échevelée, le loup tomba mort sur le gazon ; les lutins prirent son cadavre et le jetèrent dans le taillis. Puis ils reprirent avec une nouvelle ardeur leur danse interrompue. Comme le ménétrier, les goblins, les houppeux, les fioles et les herminettes semblaient ne ressentir aucune fatigue et s’animer davantage encore, s’il était possible, dans leur ronde passionnée.

Tout à coup, une herminette venant du dehors sortit du fourré, passa dans le cercle des danseurs, et dit quelques mots à voix basse à Din-Don.

Ce dernier s’arrêta, fit un signe et la danse cessa.

— Amis, dit-il, l’aurore va bientôt paraître et il nous faut songer à regagner nos demeures. Sans cette gentille herminette, qui a pris soin de nous avertir, nous courions le risque d’être ici surpris par le jour. Mais avant de quitter cette forêt, il nous faut récompenser ce brave ménétrier, qui a bien voulu nous faire passer ici une nuit si agréable. Je sais que c’est un pauvre homme et que quelques pièces d’or dans son escarcelle ne sauraient lui nuire. Donnons-lui donc tout ce que nous avons sur nous.

— Oui ! oui ! c’est cela ! crièrent les lutins.

Et chacun d’eux donna quelque chose à l’homme ; pour l’un ce furent des pièces d’or ou d’argent, pour d’autres un diamant ; l’un donna une belle veste brodée d’or pour le fils du violoneux, un autre une robe d’un travail exquis pour sa fille ou un bonnet pour sa femme. Ceux d’entre eux qui n’avaient rien lui confièrent quelque important secret ou lui dévoilèrent la vertu de quelque plante ou de quelque fleur.

Mais le plus beau présent fut celui du petit goblin Din-Don, le roi des lutins. Il offrit au ménétrier un violon tel que jamais n’en avait possédé aucun violoneux. Ce violon, fait d’un bois inconnu et enfermé dans un charmant étui fait de la main des fées sans doute, rendait des sons véritablement divins.lutin violon

— Encore une ronde ! demanda une jolie petite fiole.

— Encore une ronde ! répétèrent les autres lutins.

Le ménétrier prit son nouveau violon et joua une nouvelle ronde. Les lutins, sans se tenir par la main, cette fois, se mirent à danser à nouveau sur les branches, les feuilles et les fleurs des buissons bordant le sentier, mais si doucement, si légèrement que branches, feuilles et fleurs ne remuaient en aucune façon sous le poids des gentils petits êtres.

Au commandement du chef Din-Don, le violoneux s’arrêta et les lutins se dispersèrent après avoir remercié à nouveau le ménétrier.

Resté seul, celui-ci rassembla les présents des petits hommes et reprit sa route vers Warloy. Bientôt après il arriva au village et y trouva sa famille dans la plus grande inquiétude.

Il rapporta ses aventures de la nuit dans la forêt d’Heilly, et ce ne fut qu’après avoir montré le violon merveilleux, la veste, la robe, le bonnet et les pièces d’or, présents des lutins, qu’il put donner créance à son récit.

Riche désormais, il vécut fort heureux, regardé par tous comme le meilleur ménétrier de la Picardie et même du monde.

 

Conté en 1879, par Madame Élisa Carnoy, âgée de soixante-quinze ans, à Warloy-Baillon